CHAPITRE XI
LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK
Hermia d’abord, ensuite Corrigan.
Je m’étais rendu ridicule, c’était un fait ! J’avais marché comme un imbécile. Thyrza Grey m’avait hypnotisé, sans doute. Je n’étais qu’un âne crédule et superstitieux.
J’allais tout laisser tomber !
En un écho lointain, j’entendis la voix pressante de Mrs Dane Calthrop : Il faut faire quelque chose !
C’était facile à dire.
Il faut quelqu’un pour vous aider.
Ni Hermia, ni Corrigan ne voulaient jouer le jeu. Je ne connaissais personne d’autre.
À moins que…
Je décrochai le téléphone, appelai Mrs Oliver.
— Allô ! Ici, Mark Easterbrook.
— Oui.
— Pourriez-vous me donner le nom de la jeune fille avec laquelle nous étions chez mes cousins ?
— Je m’y attendais ! Elle s’appelle Ginger.
— Cela, je le sais. Mais encore ?
— Encore quoi ?
— Elle doit bien avoir un nom de famille ?
— Évidemment. Mais je l’ignore. Je ne me souviens pas l’avoir entendu. Je ne l’avais jamais vue. Téléphonez donc à Rhoda pour le lui demander.
Cette idée ne me plaisait pas du tout.
— Oh ! non, c’est impossible.
— C’est simple comme bonjour. Dites que vous avez perdu son adresse, que vous ne pouvez pas vous souvenir de son nom et que vous avez promis de lui envoyer un de vos livres, ou de lui retourner un mouchoir qu’elle vous a prêté parce que vous saigniez du nez, ou lui fournir l’adresse d’un ami fortuné qui veut faire restaurer un de ses tableaux. Cela vous convient-il ? Je puis vous trouver autre chose ?
— Cela me suffit amplement, merci mille fois.
Je raccrochai, redécrochai et parlai presque aussitôt à Rhoda.
— Ginger ? Elle habite à Mews. 45, Calgary Place. Attends une minute, je te donne son numéro de téléphone. Capricorne 35987. Ça va ?
— Oui, merci. Mais son nom ! Je l’ignore.
— Son nom ? Oh ! Corrigan. Katherine Corrigan. Que dis-tu ?
— Rien. Merci, Rhoda.
Quelle coïncidence. Corrigan ! Peut-être était-ce un présage ? J’appelai Capricorne 35987.
*
* *
Ginger me faisait face, à une table du Cacatoès blanc où nous nous étions donné rendez-vous. Les mêmes cheveux roux ébouriffés, les taches de rousseur, les yeux verts et vifs. Elle avait sa tenue d’artiste londonienne : un pantalon très étroit, une chemise de jersey et des chaussettes noires, mais c’était la même Ginger et elle me plaisait beaucoup.
— J’ai eu du mal à retrouver votre trace, dis-je. J’ignorais jusqu’à votre nom…
Et je lui racontai l’histoire que j’avais dite à Hermia. Cela dura moins longtemps puisqu’elle connaissait le Cheval pâle et ses occupantes. Lorsque j’eus terminé, je gardai les yeux baissés. Je ne voulais pas voir son amusement indulgent, ou son incrédulité.
— C’est tout ? demanda Ginger d’un ton vif.
— Oui.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— Vous pensez… que je dois faire quelque chose ?
— Mais évidemment ! Quelqu’un doit agir ! On ne peut pas laisser une bande organisée faire disparaître des gens sans réagir !
— Mais, que puis-je faire ?
Pour un peu, je lui aurais sauté au cou.
Elle buvait à petits coups, en fronçant les sourcils. Une sensation de chaleur me parcourut. Je n’étais plus seul !
— Il faut que vous trouviez tout ce que cela signifie.
— Je suis d’accord. Mais comment ?
— Il semble y avoir un ou deux indices. Je pourrais peut-être vous aider.
— Vous le feriez ? Mais votre travail ?
— On a du temps entre les heures de bureau.
Elle fronça les sourcils, de nouveau.
— … Cette fille, dit-elle. Celle que vous avez vue au cours d’un souper. Poppy… Elle sait quelque chose… c’est évident.
— Oui, mais elle est terrifiée. Elle n’a pas voulu parler.
— C’est là que je puis être utile. Elle me dira des choses qu’elle vous tairait. Pouvez-vous faire en sorte que nous nous rencontrions ? Votre ami et elle, vous et moi ? Une revue, un dîner… Mais, peut-être serait-ce trop cher ?
Je la rassurai sur ce point.
— … Quant à vous…
Elle resta songeuse une minute.
— Le mieux serait que vous vous occupiez de Thomasina Tuckerton.
— Mais elle est morte.
— Et quelqu’un désirait sa mort, si votre idée est juste ! Et cela a été arrangé au Cheval pâle. Il semble y avoir deux possibilités. La belle-mère ou la fille avec laquelle elle s’est battue. Ce jeune homme qu’elle avait séduit, peut-être voulait-elle l’épouser. Cela ne faisait pas l’affaire de la belle-mère… ni celle de l’autre fille, si elle aimait le garçon. L’un des deux peut avoir été au Cheval pâle. On peut trouver quelque chose de ce côté. Comment s’appelait la fille ?
— Lou, il me semble.
— Des cheveux raides blond cendré, taille moyenne, le postérieur assez bas ?
La description convenait.
— Il doit s’agir de Lou Ellis. Elle a pas mal d’argent, elle aussi…
— Elle n’en donne pas l’impression.
— C’est le genre. Mais elle en a. Elle pourrait payer les honoraires des trois sorcières. Je ne pense pas qu’elles travaillent gratis.
— Cela me paraît improbable.
— Allez voir la belle-mère. C’est votre affaire plus que la mienne.
— Je ne sais même pas où elle habite.
— Luigi connaissait Tommy. Il saura dans quelle région elle habitait. Mais quels idiots nous sommes ! Vous avez vu l’avis de son décès dans le Times. C’est facile à retrouver.
— Il me faudrait un prétexte pour faire parler la belle-mère.
Ginger ne s’embarrassa pas pour si peu.
— Vous êtes quelqu’un. Un historien. Vous faites des conférences… Mrs Tuckerton sera très impressionnée et flattée de vous recevoir.
— Mais sous quel prétexte ?
— L’intérêt que vous portez à sa maison. Si c’est une vieille boîte, il y a sûrement quelque chose à faire.
— Je n’y entends rien.
— Comment le saura-t-elle ? Les gens sont toujours persuadés qu’une bâtisse d’un siècle est susceptible d’intéresser un historien ou un archéologue. Elle doit bien avoir quelques vieux tableaux. Peu importe. Vous prenez rendez-vous, vous lui passez de la pommade, vous faites du charme et vous dites avoir rencontré sa fille… sa belle-fille… vous compatissez… Et, brusquement, une allusion au Cheval pâle. Soyez sinistre, si vous y tenez.
— Et, ensuite ?
— Vous observez ses réactions. Si elle n’a pas la conscience tranquille, en entendant parler du Cheval pâle, je la défie de ne pas se trahir.
— Et… si elle réagit ?
— Nous saurons, et c’est l’important, que nous sommes sur la bonne voie. Dès que nous aurons une certitude, nous foncerons !
« … Autre chose, ajouta-t-elle, songeuse. Pourquoi la Grey vous a-t-elle raconté tout cela ? Pourquoi s’est-elle tellement avancée ?
— Par bêtise.
— Non, ce n’est pas cela. Pourquoi vous a-t-elle choisi ? Je me demande si elle ne sert pas de lien.
— De lien ?
— Une seconde… que je mette de l’ordre dans mes idées.
J’attendis. Ginger hocha la tête avec vigueur.
— Admettons… admettons que cela se passe ainsi. Poppy sait, vaguement peut-être, mais elle sait ce qui se passe au Cheval pâle. Elle me paraît être de ce genre de fille insignifiante dont on ne se méfie pas. On l’a peut-être entendue au cabaret bavarder avec vous, et quelqu’un l’a priée brutalement de « la fermer ». Le lendemain, vous venez lui poser des questions. Terrifiée, elle refuse de répondre. Mais cela se sait. Pourquoi montrez-vous cette curiosité ? Vous n’êtes pas de la police. Seriez-vous un client éventuel ?
— Mais…
— C’est de la logique pure. Des bruits ont couru, vous voulez en avoir le cœur net… en tirer parti. Et vous paraissez à la fête de Much Deeping. On vous amène au Cheval pâle, sur votre demande, bien sûr. Et qu’arrive-t-il ? Thyrza Grey vous joue le grand jeu.
— Oui. C’est possible. La croyez-vous capable de faire ce qu’elle dit, Ginger ?
— Selon moi, non. Mais il y a des choses si surprenantes : surtout en matière d’hypnotisme. L’étrange pouvoir de la suggestion… Cela paraît relever du charlatanisme mais… En ce qui concerne Thyrza… Je ne pense pas qu’elle ait raison… mais j’ai grand peur qu’elle puisse avoir raison !
— Oui.
— Je peux retrouver Lou et la sonder. Mais la première chose à faire est de voir Poppy.
Cela marcha très bien. David était libre, trois jours plus tard. Nous nous donnâmes rendez-vous au théâtre et il arriva, Poppy à sa remorque. Nous choisîmes le Fantaisie pour souper. Ginger et Poppy, parties de conserve pour se poudrer le nez, reparurent – au bout d’un certain temps – en excellents termes. Nous ne parlâmes que de sujets fort anodins et, la soirée terminée, je reconduisis Ginger chez elle.
— Pas grand-chose à signaler, dit-elle, joviale. J’ai vu Lou. Le garçon pour lequel elle s’est battue est, à ce qu’il me semble, un sale individu que les filles s’arrachent. Il serrait Lou de près lorsque Tommy est entré en scène. Lou, plaquée, s’est fâchée. C’était pour l’argent de Tommy qu’il la lâchait, a-t-elle prétendu. Mais, à l’entendre, ce n’était pas une bataille sérieuse, rien qu’un « accrochage ».
— Un accrochage… Elle a arraché les cheveux de Tommy.
— Je vous répète ce qu’elle m’a dit.
— Elle a été bavarde, à ce que je vois.
— Elles adorent raconter leurs petites affaires à qui veut les entendre. Au fait, Lou a un nouveau petit ami, aussi peu intéressant que le premier. Elle l’adore. Elle ne me paraît pas connaître le Cheval pâle. J’en ai parlé, elle n’a pas réagi. Je crois qu’on peut la rayer de notre liste. Qu’avez-vous fait avec la belle-mère ?
— Elle voyage à l’étranger. Elle revient demain. J’ai dicté une lettre à ma secrétaire pour lui demander un rendez-vous.
— Parfait. Cela commence à remuer. Qu’est-il advenu de la femme qui avait fait appeler le Père Gorman ? Est-elle morte ? Qui était-elle ?
— Elle est morte. Je ne sais pas grand-chose sur elle. Elle s’appelait Davis, je crois.
— Si nous pouvions en apprendre plus long, peut-être saurions-nous comment elle a obtenu les renseignements confiés au Père Gorman.
Le lendemain, de bonne heure, j’eus Corrigan au téléphone et lui posai la question.
— Un instant, j’ai noté quelques détails. Voici… Mrs Davis s’appelait en fait Archer, son mari était un petit bandit. Elle l’avait quitté et repris son nom de jeune fille.
— Où est-il, cet Archer ?
— Il est mort. Un type sans intérêt. Un petit voleur à l’étalage.
— Il n’y a pas grand-chose là-dedans.
— Non. La maison pour laquelle travaillait Mrs Davis, la C.R.C., une entreprise publicitaire, semble ne rien savoir d’elle.
Je remerciai et raccrochai.